IX
AU-DELA DES LIGNES

Bolitho, agrippé au plat-bord de la yole, admirait le fourmillement innombrable des étoiles au firmament ; à l’horizon, tout ce que l’on voyait de la terre était une ombre noire. Chesshyre, les sens en éveil, regardait tantôt au-dessus de la tête des nageurs, tantôt par le travers. A un moment, il dit :

— La marée descend, Monsieur.

Bolitho entendait la respiration profonde de la houle autour du canot, le souffle puissant des nageurs qui gardaient leur cadence d’instinct, sans que le chef de nage fût contraint de les rappeler à l’ordre.

Le brigadier héla enfin l’arrière avec un fort chuchotement :

— Paré à sonder, Monsieur.

Chesshyre sortit un instant de sa concentration :

— Tout est clair, Gulliver ?

— Oui, Monsieur.

— Commence à sonder.

Bolitho entendit le plongeon du plomb de sonde ; à l’avant, Gulliver filait la ligne. Dès que le plomb eut touché le fond, il annonça la sonde :

— Trois brasses à l’avant, trois !

— Donne-moi le plomb, ordonna Chesshyre.

Le lourd plomb en tronc de cône fut transmis de banc de nage en banc de nage ; Chesshyre passa les doigts dans l’évidement de la base rempli de suif avant de les porter à son nez. Il rendit ensuite le plomb au chef de nage en marmonnant :

— Fond de coquillage et sable grossier, Monsieur. Nous avons fait de la route. Tant que nous évitons les barres de sable qui découvrent à marée basse, nous…

— Deux brasses à l’avant, deux !

Chesshyre jura entre ses dents et donna un petit coup de barre :

— Comme ça, Monsieur !

Bolitho le comprit à demi-mot ; pour les marins de son Pays de Galles natal, il était assez courant, en navigation côtière, de se fier à la ligne et au plomb de sonde. Cela permettait de connaître la nature du fond sur lequel on naviguait, car les fragments restaient collés au suif du plomb de sonde. Dans vingt ans, prévoyait-il, toutes ces connaissances seraient oubliées.

— C’est encore loin ?

Quelque chose de blanchâtre traversa l’obscurité et Chesshyre se dressa à demi, puis se rassit, soulagé : ce n’était pas un écueil, ni un banc de sable, mais un simple poisson qui bondissait au-dessus d’une lame.

— Encore une petite demi-heure, Monsieur.

Il avait prononcé ces mots à voix basse car il ne tenait pas à ce que les nageurs sachent combien de temps allait encore durer leur effort. Bien sûr, ils y étaient habitués, mais la yole était chargée à couler bas avec les nombreux passagers et leurs armes, dont un lourd mousqueton à embouchure évasée, chargé jusqu’à la gueule de mitraille et de fragments de métal, pour le cas où ils feraient une mauvaise rencontre.

Bolitho prêta l’oreille au grincement des avirons, qui lui semblait assourdissant, même si, par précaution, on avait emmailloté les pelles avec des chiffons gras ; mais il savait d’expérience que ce bruit ne parviendrait pas à dominer celui du vent et de la mer.

Et si ce débarquement ne servait à rien ? Et si son homme de confiance, perdant courage, allait se cacher à l’approche des marins en armes ?

— Là, Monsieur ! siffla Chesshyre. Vous voyez, la vieille abbaye.

Bolitho écarquilla les yeux. Une masse plus sombre se détachait sur le ciel étoile.

Chesshyre lâcha un long soupir :

— On est tombés droit dessus ! Mieux que je ne l’espérais !

L’accent de Chesshyre rappelait toujours à Bolitho celui de Herrick : autres souvenirs, autre navire…

— Moins d’une brasse devant, moins d’une !

— Rentre le plomb, Gulliver ! Attention, les gars !

A demi accroupie, la silhouette de Chesshyre rappelait celle d’une gargouille :

— Parés à aborder ?

Le brigadier, qui avait saisi sa gaffe, avertit :

— On y arrive, Monsieur !

— Chef de nage ! Lève-rames !

Puis tout alla très vite. Les fusiliers sautèrent par-dessus bord, s’éclaboussant dans l’eau peu profonde pour guider en sécurité la yole légère jusqu’à une petite plage étonnamment abrupte. On rangea les avirons sur les bancs de nage avec le plus grand soin. Christie, un des seconds maîtres, grommela :

— Laisse tomber ce mousqueton, et tu vas sentir ta douleur.

Tous les hommes étaient un peu nerveux, mais Bolitho entendit quelqu’un glousser à cette menace. Puis il descendit de la yole. Une vague se retira par-dessus ses chaussures comme si la mer voulait le faire redescendre vers elle, l’absorber en son sein.

Chesshyre transmit ses ordres et deux hommes s’éloignèrent en hâte, un de chaque côté, tandis que les autres se regroupaient autour de la yole échouée : il fallait s’assurer qu’elle pourrait être lancée rapidement, mais qu’elle ne risquait pas d’être emportée à la dérive. Bolitho, un moment, songea à ses autres débarquements. La vie du marin. Donnez-lui un bateau, même un pauvre rafiot, et il aura le cœur content ; mais s’il n’a derrière lui que la mer vide, alors c’est une autre histoire…

Chesshyre le rejoignit :

— Il y a un petit sentier sur la gauche, Monsieur, ce doit être celui-là.

Comme des ombres, tous s’attroupèrent autour d’eux ; Bolitho donna ses ordres :

— Dégainez vos armes blanches, mais n’armez pas vos pistolets. Un coup de feu qui partirait accidentellement risquerait de réveiller les morts.

— Et ce n’est pas ça qui manque dans le coin ! murmura quelqu’un.

Encore un farceur.

Chesshyre attendit que Bolitho eût dégainé sa vieille épée et assuré sa prise :

— Vous devez être un habitué des débarquements nocturnes, Monsieur !

Bolitho fut surpris d’entendre pareille remarque dans la bouche de Chesshyre, qui avait à peu près son âge :

— D’accord, cela ressemble plus à un débarquement en territoire ennemi qu’à un simple déplacement en Angleterre.

Il prit le temps de s’orienter, puis s’avança avec précaution en direction du sentier qui n’était pas plus large qu’une sente de renards ; mais le sol sablonneux facilitait la marche.

Derrière lui, le ressac soupirait paresseusement sur les rochers dénudés par la marée descendante ; il eut une pensée pour Paice, resté quelque part dans cette obscurité, aussi incapable de leur venir en aide que peu désireux de rester en arrière.

Le bruit des vagues s’estompa soudain et Bolitho sentit sur son visage la douce haleine de la brise de terre, toute chargée des odeurs de la campagne ; la vieille abbaye se trouvait quelque part sur leur gauche, moins visible maintenant que de la yole.

Chesshyre lui toucha le bras et s’arrêta net :

— Halte !

Bolitho se figea ; quelqu’un haletait derrière lui ; des pieds frôlaient l’herbe haute. Deux ombres surgirent de l’obscurité : l’une avait les mains levées au-dessus de la tête tandis que l’autre, un petit homme nerveux tenant un sabre d’abordage, le poussait sans ménagement dans leur direction.

— J’ai l’ouïe fine, déclara Bolitho, mais…

Chesshyre était hilare :

— Inskip a commencé à braconner quand il tétait encore sa mère. Il entend si bien qu’il doit avoir des oreilles jusque dans le trou de son cul, si vous me passez l’expression.

L’homme qui levait les mains si haut aperçut Bolitho et fut soulagé de pouvoir l’identifier comme une autorité supérieure : quelques secondes plus tôt, il s’était attendu à être taillé en pièces.

— On m’a envoyé à votre rencontre, Monsieur ! s’exclama-t-il.

— Doucement, chuchota Chesshyre, pour l’amour du Christ !

Bolitho lui attrapa le bras ; l’homme tremblait avec une telle violence que Bolitho comprit à quel point il était terrorisé :

— Où est l’aveugle ? Il n’est pas venu ?

— Si ! Si ! Il est là, juste là. J’ai fait exactement ce que m’a demandé le major. Bon, eh bien ! maintenant, je m’en vais. Je n’ai pas envie qu’on me voie ici.

Un marin arrivait à grands pas par le sentier.

— Le voilà, Monsieur !

Il s’était adressé au maître principal, mais le message était destiné à Bolitho.

— Ne vous approchez pas trop, Monsieur, il pue comme un putois pourri.

Bolitho s’éloigna ; il entendit Chesshyre le suivre à distance. L’aveugle était accroupi, la tête basculée en arrière, il portait un bandeau sur les yeux. Bolitho s’agenouilla à côté de lui :

— Je suis le commandant Bolitho. Le major Craven m’a dit que tu allais m’aider.

L’homme bougea la tête d’un côté et de l’autre, puis tendit la main pour toucher le bras de Bolitho qui, à travers sa veste d’uniforme, se crut saisi par des griffes d’acier.

— J’ai besoin de ton aide.

Il était pris de nausées. Mais il savait que ce contact représentait son seul espoir. L’odeur du vieillard était si violente – lourdes odeurs de crasse et de suint, remugles de sueur séchée que Bolitho fut presque soulagé qu’il ne fît pas jour.

— Bolitho ?

L’homme remuait vaguement la tête, comme s’il essayait de voir à travers son bandeau.

— Bolitho ?

Il avait une voix flûtée, haut perchée ; on n’aurait pu dire son âge.

— Ce pauvre diable a perdu la boule, Monsieur, prévint Chesshyre.

— Vous ne l’auriez pas perdue, vous, à sa place ? répliqua Bolitho.

Il revint à la charge auprès de l’aveugle :

— Cette nuit-là, quand ils t’ont fait ça…

D’une secousse, le vieillard le lâcha, comme si sa main avait eu peur, et non lui-même.

— Qu’est-ce que tu as vu ? Non que cela m’amuse de remuer tout ça. Mais ils se sont emparés d’un de mes amis… Tu comprends ?

— Qu’est-ce que j’ai vu ?

Les doigts du vieillard tripotaient vaguement des touffes d’herbe :

— Ils ont fait durer le plaisir. Et pendant tout ce temps, ils se moquaient de moi.

Il secoua la tête avec désespoir :

— Une fois le feu allumé, ils m’ont marqué avec des tisons et… et puis…

Bolitho détourna la tête, révulsé. Mais il s’approchait d’Allday maintenant. Ce pauvre dément était tout ce qu’il avait. Bolitho se dit qu’à son tour il le torturait.

— Ils m’avaient employé comme guetteur. Quelquefois, ils venaient avec des chevaux de charge. Ce n’était pas le culot qui leur manquait, vous savez. D’autres fois, ils amenaient des hommes, des déserteurs. Cette nuit-là…

— Il ne sait rien, Monsieur, intervint Chesshyre.

Il jeta un coup d’œil sur les arbres voisins :

— On ferait peut-être mieux de mettre un terme à ses souffrances.

L’homme se tourna, comme pour observer l’officier marinier du Télémaque, puis continua d’une voix blanche :

— Je suis revenu souvent depuis, savez-vous ?

Il serra entre ses bras maigres son torse vêtu de haillons et eut un petit rire pareil à un caquètement :

— Ça, pour le connaître, cet endroit, je le connais !

Bolitho essayait de maîtriser le ton de sa voix :

— Quel endroit ? Aide-moi : je veillerai à ce que tu sois récompensé.

L’aveugle se retourna brusquement vers lui et répliqua sur un ton venimeux auquel on ne se serait pas attendu :

— Je n’en veux pas de votre or puant ! Tout ce que je veux, c’est me venger de ce qu’ils m’ont fait.

Chesshyre se pencha vers lui pour le calmer :

— Le commandant Bolitho est un bon officier, un homme d’honneur. Aide-le comme tu peux et je te jure qu’il ne se montrera pas ingrat.

L’homme poussa de nouveau son petit gloussement – un son sinistre. Bolitho songea au groupe de marins qui discutaient entre eux en l’attendant.

— Comment t’appelles-tu ? ajouta Chesshyre.

L’homme se recroquevilla :

— Je ne le dirai pas !

Il se tourna de nouveau vers Bolitho et encore une fois lui serra le bras :

— Je suis pas obligé, hein ?

Il avait peur.

— Non.

Bolitho ne savait qu’ajouter, le cœur lui manquait. Ce frêle espoir, ce fil ténu allait-il se rompre, ne lui laissant qu’un espoir déçu ?

D’une voix étonnamment claire, l’aveugle déclara :

— Eh bien ! je vais vous montrer le chemin.

Bolitho, incrédule, le regarda :

— Quand ça ?

— Tout de suite, pardi !

Le ton était presque méprisant.

— Inutile que tout Sheppey soit au courant, pas vrai ?

Chesshyre en avait le souffle coupé :

— Ça alors ! Je veux bien être damné si…

Bolitho croyait de nouveau entendre Herrick : la même expression, quand il était pris de court. Bolitho saisit les doigts répugnants du vieillard :

— Du fond du cœur, merci !

L’homme branlait sa tête bandée.

— Mais sans personne d’autre !

Christie, le second maître, eut un haut-le-corps indigné :

— Là, il y va un peu fort, non ?

Bolitho regarda Chesshyre :

— Il faut lui obéir. Je suis obligé de lui faire confiance. Je n’ai pas le choix.

Chesshyre se détourna de ses hommes :

— Vous cherchez vraiment les ennuis, Monsieur. Allez savoir s’il n’est pas manipulé par quelqu’un… Ce type qui l’a guidé jusqu’ici… Je ne sais pas, moi !

Bolitho s’avança jusqu’aux hommes qui gardaient le messager :

— Est-ce que tu as parlé à quelqu’un ?

« Je ferais mieux de lui demander qui il doit aller prévenir après nous avoir quittés », songea-t-il.

— Je le jure, sur la tête de mon gosse ! Je le jure : je n’ai rien dit à personne.

Bolitho se tourna vers Chesshyre :

— Il vaut mieux être prudent. Ramenez-le à bord avec vous. Il m’a l’air trop effrayé pour vendre la mèche, mais on ne sait jamais. Si vous avez des preuves contre lui, remettez-le aux dragons du major Craven.

Il ajouta sur un ton plus tranchant :

— Et lui aussi, il ira se balancer à un carrefour.

— Et que vais-je dire à M. Paice, Monsieur ? se désespéra Chesshyre.

Bolitho le fixa un moment dans l’obscurité, puis il vit la tête bandée s’approcher de lui. Alors, d’une voix haute et claire :

— Vous lui direz que je suis avec un ami, et que nous sommes tous les deux entre les mains de Dieu.

Chesshyre n’en croyait pas ses oreilles :

— Je ne sais pas, Monsieur, mais de toute ma carrière…

— Il y a une première fois pour tout, monsieur Chesshyre. Maintenant, décampez.

Il vit les marins se mettre en marche et nota qu’ils s’efforçaient de passer aussi près de lui qu’ils le pouvaient avant d’aller se fondre dans l’obscurité. Ils voulaient le voir de leurs yeux, une dernière fois peut-être.

Le dernier, Chesshyre lui tendit la main ; une main tannée comme du cuir.

— Dieu vous garde, Monsieur !

Il disparut.

Bolitho aida le vieillard à se lever :

— Quand tu voudras…

Il était, en proie à des vertiges, à des nausées ; il avait la bouche sèche. Cet homme pouvait croire qu’il savait où il allait l’emmener ; dans son cerveau, l’imagination se confondait peut-être avec les faits.

L’aveugle se saisit d’un lourd morceau de bois, une branche ramassée quelque part au cours de ses errances désespérées.

— Par là ! fit-il de son étrange voix haut perchée. Attention où vous marchez, il y a une clôture, là-bas.

Bolitho déglutit péniblement : lequel était l’aveugle à présent ?

Une heure plus tard, ils marchaient toujours. De temps à autre, son guide s’arrêtait, tournant la tête à droite et à gauche. Essayait-il de s’orienter ? Tendait-il l’oreille ? Bolitho ne savait pas. Peut-être était-il tout bonnement perdu.

Au loin, des chiens aboyèrent. A un moment, il faillit tomber d’effroi quand des oiseaux affolés jaillirent des herbes presque sous ses pieds. Puis il rejoignit l’aveugle qui l’attendait. Le bonhomme lui souffla :

— Par là-bas, au fond, qu’est-ce que vous voyez ?

Scrutant l’obscurité, Bolitho découvrit une masse plus sombre et son cœur cessa de battre. Le même sinistre boqueteau. Oui ! le même, vu sous un autre angle, et dont ils s’approchaient du côté opposé.

On eût dit que l’aveugle avait vu la stupeur se peindre sur son visage, car il éclata d’un petit rire sifflant :

— Vous pensiez qu’on était perdus, hein, Commandant ?

Pendant ce temps, Chesshyre expliquait leur débarquement à Paice et à son second. Les nageurs de la yole titubaient sur le pont comme des ivrognes après la touée la plus éreintante de leur carrière.

— Et vous l’avez laissé ! explosa Paice. Vous avez laissé le commandant sans escorte ?

— C’était un ordre, Commandant ! protesta Chesshyre. Vous me connaissez…

Paice lui serra l’épaule jusqu’à lui arracher une grimace de douleur :

— Toutes mes excuses, monsieur Chesshyre. Sûr que je vous connais ! Bon Dieu, même moi, il ne m’a pas laissé l’accompagner… C’était un ordre, là aussi.

— Qu’allons-nous faire, Commandant ? hasarda Triscott.

— Faire ?

Paice eut un long soupir :

— Il m’a laissé des instructions détaillées pour le cas où la chaloupe reviendrait sans lui.

Il lança à Chesshyre un regard découragé :

— Eh oui ! Encore un ordre…

Il leva la tête pour regarder la position des étoiles.

— On va lever l’ancre. Si nous restons ici, tout le monde saura ce que nous cherchons.

Il regarda le messager assis sur le hiloire de la descente, la mine défaite. Il était sous bonne garde.

— Aussi vrai que Dieu vit, si c’est un coup fourré, je le pendrai à la fusée de basse vergue de mes propres mains !

Et il ajouta, plus calme :

— Hissez la yole à bord. Après quoi nous appareillerons.

Un instant plus tard, on entendit un plongeon, puis un cri de surprise :

— Un homme à la mer, Commandant !

Mais Paice dit tranquillement :

— Non, ce n’est pas un homme. C’est le gamin. Matthew Corker. J’ai parlé trop haut. Il a dû m’entendre.

Triscott observa :

— Maintenant, même avec la yole, nous aurions du mal à le rejoindre, Commandant.

Paice suivit du regard le garçon ; les éclaboussures régulières se perdaient dans l’ombre.

— Bon nageur, remarqua-t-il.

— Mais qu’est-ce qu’il va pouvoir faire pour lui, Commandant ? demanda Chesshyre.

Paice éprouva quelque difficulté à détourner son attention de la mer et de Matthew lancé de toutes ses forces à la poursuite et au secours de son idole.

Il ressemblait au fils qu’il avait toujours désiré, qu’il avait prié le ciel de lui envoyer… Jusqu’au jour où elle avait été brutalement abattue.

— Faites servir ! ordonna-t-il avec rage. Si quelque chose arrive à ce garçon…

Il ne put achever sa phrase.

Trente minutes plus tard, quand on retourna le sablier, le Télémaque déploya sa grand-voile et se glissa vers la mer du Nord, avant de virer de bord et de faire route à l’ouest, en direction de Sheerness.

Paice confia le soin du navire à son second et se retira à l’arrière, dans sa cabine. Ayant ouvert la porte d’une lanterne, il s’assit pour achever la rédaction de son journal de bord. C’est alors que son regard fut attiré par quelque chose qui brillait, sur la bannette, en face de lui.

Il se pencha : c’était une jolie montre en or au couvercle gravé. Plus d’une fois, il avait surpris Bolitho en train de la consulter – plus souvent que nécessaire, songea-t-il, pour savoir l’heure. A côté de la montre il trouva un paquet contenant la maquette inachevée.

Il ouvrit avec précaution le couvercle de la montre : quelque chose lui disait que Bolitho ne s’y serait pas opposé. Après quoi, il la replaça à côté du paquet abandonné par Allday.

Dans la Marine, tout le monde s’imagine qu’un officier supérieur n’a de comptes à rendre qu’à Dieu. On croit qu’à ce grade, on n’obéit : qu’à soi-même, on ne manque de rien.

Paice songea à cet homme solitaire qui s’avançait dans l’obscurité, guidé par un aveugle ; cette montre était tout ce qu’il possédait au monde.

 

Couché à plat ventre près d’une grosse touffe d’ajoncs, Bolitho braqua sa petite lorgnette sur le chantier naval, à une cinquantaine de mètres au-dessous de lui ; un gravillon lui gênait le coude, il fit la grimace et se demanda si cet endroit était bien celui décrit par l’aveugle.

Il posa sa lorgnette dans l’herbe et son visage sur son bras. Il était midi ; le soleil était haut. Il n’osait guère utiliser sa lorgnette, de peur qu’un éclat ne trahît leur présence.

Il était résolu à descendre dès que possible, mais comment allaient-ils faire pour rester là tout le jour ? Il se maudit d’avoir oublié de prendre une gourde au moment de quitter le Télémaque. Il essaya de penser à autre chose qu’à des boissons rafraîchissantes, puis il se fourra un galet dans la bouche pour soulager sa gorge desséchée.

Se haussant sur un coude, il observa son compagnon. L’aveugle faisait pitié : ses vêtements tachés n’étaient plus que lambeaux et le bandeau qui couvrait ses orbites vides était couvert de saletés.

— On dirait que vous avez l’habitude d’attendre, observa l’homme.

Il hocha la tête.

— Quand il va faire noir…

Il s’interrompit pour ricaner :

— Noir. C’est la bonne expression, pas vrai ?

Bolitho soupira. L’aveugle distinguait-il le jour et la nuit ? Peu importait : il pouvait se fier à lui, à présent. Il avait le sens de l’orientation. Il l’avait prouvé.

Des bruits venus du chantier le firent sursauter ; il braqua de nouveau sa lorgnette, veillant à rester dans l’ombre d’une touffe d’herbe.

Des silhouettes évoluaient dans le chantier. Deux hommes étaient armés, deux autres transportaient une jarre de pierre, probablement du rhum, pensa-t-il. Personne ne travaillait en bas ; les outils gisaient à l’abandon autour d’une coque inachevée. Une herminette était plantée dans une grume.

A leur façon de marcher, ces hommes étaient des marins. On ne devinait chez eux ni crainte ni prudence : il devait y avoir une raison pour qu’ils se sentent si confiants.

Bolitho referma sa lorgnette. La dernière fois qu’il l’avait utilisée, c’était pour observer la foule des émeutiers escortant les deux officiers racoleurs. De minuscules insectes s’affairaient à côté de son sabre nu. Il fallait se décider, maintenant. Il jeta un coup d’œil à son camarade en guenilles et se troubla : l’homme se balançait d’avant en arrière, fredonnant quelque chose, peut-être un cantique. Etait-il noble ? Quand il avait crié sa soif de vengeance, on l’eût dit échappé des flammes de l’enfer.

Un moment plus tard, il constata qu’il était seul ; mais l’aveugle ne resta pas longtemps absent. Il revint en rampant sous les taillis, une moque écaillée à la main ; il la tendit en direction de Bolitho :

— Vous n’avez pas envie de vous mouiller le sifflet, Commandant ?

Il devait y avoir un ruisseau à proximité. L’eau avait un goût de vase, sans doute du bétail venait-il s’abreuver là. Bolitho but tout son soûl : un vin du Rhin ne lui aurait pas procuré plus de plaisir. L’aveugle reprit la moque et la rangea dans les profondeurs de son habit déchiré.

— Parfois, Commandant, ils en amènent quelques-uns ici : des hommes pour les bateaux de la contrebande. C’est là qu’ils embarquent, vous voyez.

Il pencha la tête dans une attitude de maître d’école attendant les réactions d’un cancre.

Bolitho réfléchissait. C’était si facile ! Pourquoi n’envoyait-on pas des hommes fouiller ce chantier ? Le major Craven avait fait allusion à des gens haut placés, plus attachés à leur profit personnel qu’à l’application de la loi. D’ailleurs, ils ne cessaient de le répéter : la loi était inapplicable.

— A qui appartient ce terrain ?

L’aveugle se coucha sur le côté :

— Je vais prendre un moment de repos, Commandant.

Pour la première fois depuis leur étrange rendez-vous, Bolitho avait senti une trace de peur dans sa voix : la peur terrible, irrépressible, de qui a frôlé une mort affreuse.

Il enviait presque l’aptitude de son compagnon à s’endormir. Il devait avoir l’habitude de ne se déplacer que la nuit. Pour Bolitho, c’était une journée interminable. Il tâchait de s’occuper en songeant au commodore et aux trois cotres ; il finit par en avoir la tête prête à éclater.

Vint le crépuscule ; il eut l’impression que la lumière baissait brusquement. Au lieu des grands arbres verts et de la mer qui miroitait au-delà, on ne voyait plus que des ombres violettes et une vaste étendue sombre comme de l’étain fondu.

Des feux apparurent dans les bâtiments qui entouraient le chantier ; une fois ou deux, Bolitho aperçut des mouvements : le plus souvent, un homme sans arme qui allait se soulager au bord de l’eau.

Il avait scruté minutieusement chaque centimètre carré du chemin qu’il lui fallait parcourir pour descendre au chantier. Pas question de trébucher ou de glisser sur une bouse de vache. La surprise était sa seule chance.

Il se rendit compte que l’aveugle, bien éveillé maintenant, s’était accroupi tout près de lui. Comment pouvait-il vivre dans pareille saleté ? Sans doute ne s’en rendait-il plus compte, désormais.

— Qu’est-ce que c’est ?

L’homme tendait le bras en direction de la mer :

— Un navire arrive.

Bolitho sortit sa lorgnette et jura à mi-voix : il faisait trop sombre, à présent, c’était comme si l’on avait tiré un épais rideau. Puis on entendit le grincement des avirons. La lueur d’une lanterne sourde se refléta sur l’eau : le brigadier, debout à l’avant, guidait l’embarcation jusqu’à la cale de mise à l’eau.

— C’est un navire, Commandant, répéta l’aveugle.

Bolitho scrutait l’ombre de toutes ses forces. Si c’était un navire, s’apprêtait-il à décharger une cargaison ? Non : l’aveugle connaissait mieux que personne les activités des contrebandiers – il les connaissait d’expérience. Cette fois, ils venaient embarquer des marins. C’étaient des hommes portés déserteurs sur les rôles d’équipage de leurs navires respectifs, des bandits qui avaient échappé à la potence ; il devait y avoir parmi eux quelques mercenaires, aussi. Tous étaient dangereux. De nouveau on entendit grincer les avirons : le canot repartait, sa mystérieuse mission accomplie.

Bolitho se leva. L’air fraîchissant qui venait de la mer le faisait trembler :

— Attends ici. Ne bouge pas jusqu’à ce que je revienne te chercher.

L’aveugle s’appuyait sur sa canne improvisée :

— S’ils vous voient, ils vont vous étriper, pour sûr.

— Il faut que j’en aie le cœur net.

Bolitho entendit claquer une porte :

— Si je ne reviens pas, va trouver le major Craven.

— Je ne retournerai pas chez ces fichus uniformes rouges !

Bolitho s’était éloigné de plusieurs pas que lui parvenaient encore les plaintes et les protestations du vieillard. Comme il s’avançait sur la pente herbue en direction de la dernière fenêtre éclairée, il entendit des rires, le bruit d’une bouteille qui volait en éclats, d’autres rires… Ainsi, tous n’étaient pas partis ! Peut-être Allday… Il atteignit le mur du bâtiment et s’y adossa, le temps de reprendre son souffle.

Puis, très lentement, il s’approcha de l’angle de la fenêtre. La vitre était sale, couverte de toiles d’araignée, mais il vit ce qu’il voulait voir. C’était un atelier de charpente navale, avec des établis et des piles de planches neuves. Il compta à peu près six hommes autour d’une table : ils buvaient du rhum et se passaient une jarre à la ronde ; un autre découpait des tranches de pain dans un panier.

Un seul était armé, qui se tenait à l’écart des autres ; il portait un uniforme bleu avec un foulard rouge, il avait posé de guingois un vieux bicorne sur ses cheveux graisseux.

Bolitho regarda derrière lui. Pas d’autre bruit. Ces hommes étaient-ils aussi des déserteurs attendant la dernière chaloupe qui pourrait les emmener ? Le chantier n’était pas entretenu, comme si on avait eu l’intention de l’abandonner, ou de le rendre à son usage normal, une fois ceux-là partis. Toutes les preuves seraient effacées ; il ne resterait rien. Et Allday aurait disparu pour toujours.

Bolitho se passa la langue sur les lèvres. Il était à un contre six. Mais un seul de ses adversaires était armé, un contrebandier, évidemment, le seul à présenter un danger véritable. Son cœur cognait fort ; il avait la bouche sèche ; il ne cessait plus de se passer la langue sur les lèvres pour les empêcher de gercer.

Pour l’instant, les hommes restaient groupés, mais l’un d’eux pouvait sortir, donner l’alarme. Les autres auraient tôt fait de se saisir de leurs armes.

Bolitho se déplaça prudemment le long du mur et atteignit la porte. Un rai de lumière continu, de haut en bas, indiquait qu’il n’y avait ni verrou ni chaîne.

« Qu’as-tu fait de ton courage ? », semblait lui dire cette fine lumière. A présent il était engagé ; il n’avait ; pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout.

Il tira le pistolet de sa ceinture. L’avait-il bien gardé à l’abri de l’eau, au moment de débarquer ? Avec une grimace, il arma le chien, puis il s’écarta. Levant son épée en travers de sa poitrine, il lança un formidable coup de pied contre la porte :

— Au nom du roi ! hurla-t-il.

Sa voix résonna violemment dans cet espace étroit.

— Vous êtes tous en état d’arrestation.

— Bon Dieu ! s’exclama quelqu’un. Les racoleurs !

Un autre étouffa un cri :

— Ils nous avaient dit qu’on était en sûreté !

L’homme en armes toucha le poignard glissé dans sa ceinture et fit d’une voix grinçante :

— Ce n’est pas un racoleur ! Je le connais, ce chien !

Bolitho leva son pistolet :

— Pas un geste !

La haine et la colère convulsaient les traits du contrebandier ; c’était un masque hideux que Bolitho fixait, un masque suspendu au canon du pistolet.

L’autre tira son poignard.

Bolitho appuya sur la détente et produisit un cliquetis impuissant : la poudre était mouillée. L’homme se mit en garde, la pointe de son poignard traçant de petits cercles à la lueur de la lanterne. Personne ne bougeait : trop ivres pour réagir, sans doute. L’homme rugit :

— Sortez, bande de poules mouillées ! Allez chercher vos armes ! Nom de Dieu, vous ne voyez pas qu’il est tout seul ?

Il se fendit violemment, mais sans bouger les jambes ; les deux lames d’acier reflétèrent la lumière. Bolitho surveillait le regard de son adversaire. Quoi qu’il pût arriver maintenant, il ne s’en sortirait pas vainqueur. C’était une meute qui allait se jeter sur lui. Ces hommes craignaient plus la vengeance des contrebandiers que les conséquences du meurtre d’un officier du roi.

Il les entendit quitter la pièce. Ils escaladèrent une fenêtre, l’un d’eux se mit à courir dans le noir en hurlant comme un possédé. Bientôt, ils allaient revenir.

— Tu n’as aucune chance, lança-t-il.

L’autre cracha :

— C’est ce qu’on va voir !

Il éclata d’un rire sauvage :

— D’homme à homme, Bolitho ! Saloperie de commandant !

Il se fendit de nouveau : Bolitho para son attaque et réussit à bloquer un instant la garde de l’arme. L’homme fut repoussé. Sa silhouette se découpait à contre-jour, devant la lumière de la lanterne.

— Tuez-le ! reprit-il. Rats de souillarde !

Il était fort, mais pas de taille à affronter les talents d’escrimeur de Bolitho ; il esquiva en sautant derrière un banc, puis il attendit l’assaut, brandissant son poignard.

Ce ne serait plus long, à présent. Bolitho entendit une course de pieds nus à l’extérieur, et la chute d’un homme contre un obstacle dans l’obscurité ; le maladroit, ivre de rhum, éclata d’un rire dément. Puis il y eut un coup de feu. Une seconde, Bolitho crut qu’on lui tirait dessus par la fenêtre. Mais quelqu’un étrangla des hoquets. Et ce fut soudain le tonnerre des chevaux lancés au galop ; la voix du major Craven retentit.

La porte s’ouvrit à la volée. La pièce tout à coup était remplie d’uniformes écarlates et de sabres étincelants. Un sergent cria :

— Un de ces salauds s’est débarrassé du soldat Green, Monsieur.

Craven, apercevant Bolitho, le salua d’un bref signe de tête. Puis, se tournant vers le contrebandier :

— Tu as entendu ? Mes hommes seront ravis de mettre fin ici à ta misérable vie, à moins que…

L’homme jeta son arme sur le banc :

— Je ne sais rien.

Bolitho prit Craven par le bras :

— Qui vous a prévenu ?

Craven l’entraîna vers la porte.

— Regardez là-bas, Commandant.

Un dragon aidait quelqu’un à descendre de cheval. D’un pas lent, hésitant, le garçon s’avança à la lumière de la lanterne. Il pleurait. La peur, sans doute, à laquelle se mêlait le soulagement.

— Montre tes pieds, mon garçon, dit doucement Craven.

Aidé du dragon, le jeune Matthew leva son pied nu dont la plante était ensanglantée, déchirée presque jusqu’à l’os.

— Une de mes sentinelles, expliqua Craven, l’a trouvé qui courait sur la route.

Il regarda ses hommes rassembler les déserteurs au-dehors. Ils leur attachaient les poignets dans le dos. Un des cavaliers gisait à terre, mort. Bolitho ouvrit les bras et serra le garçon contre son uniforme, essayant d’effacer le choc de la surprise et la peine qu’il éprouvait pour lui.

— Grâce à toi, Matthew, je suis indemne. Grâce à ta bravoure.

— Oui, approuva Craven, il a pris de sacrés risques.

Bolitho s’adressa au dragon qui avait pris Matthew en croupe :

— Occupe-toi de lui, j’ai à faire.

Il revint à l’homme qui, deux minutes plus tôt, hurlait à ses camarades d’aller chercher leurs armes pour le mettre en quartiers.

— Si tu me dis tout ce que je veux savoir, je suis prêt à intervenir en ta faveur. Mais je ne promets rien de précis.

L’homme rejeta la tête en arrière et éclata de rire :

— Vous croyez peut-être que j’ai peur de la corde ?

— C’est de ses maîtres de la Confrérie, qu’il a peur, murmura Craven.

L’autre se laissa attacher les mains sans offrir de résistance ; et crachant son dépit :

— On se reverra, Commandant.

Dehors, un dragon cria :

— Holà ! Où est-ce que tu te crois ?

Puis il se tut, comme tous les autres, au spectacle de la silhouette en haillons, appuyée sur un bâton cassé, qui s’avançait au milieu du cercle de lumière. Bolitho le sentit tout de suite : quelque chose passait entre l’aveugle et le prisonnier, un éclair silencieux.

— C’est lui, Commandant, souffla le vieillard.

Sa phrase s’acheva dans un sanglot étouffé :

— Je descendais. Je l’ai entendu rire. C’est lui qui m’a fait ça !

— Sale menteur ! hurla le contrebandier. Qui va croire un vieux fou aveugle ?

Bolitho sentit monter en lui l’envie de l’assommer, de le tuer, quand bien même il était sans défense.

— Moi. Moi, je le crois.

Comme sa voix était calme ! Bolitho avait l’impression d’entendre la voix d’un étranger :

— Quand tout a commencé, cet homme-mon ami, qu’on se le dise, n’a exigé aucune récompense…

Le silence maintenant était absolu. Le prisonnier le regardait, inquiet. Fini de faire le bravache.

— Il ne demande qu’une chose : sa vengeance. Je crois savoir ce qu’il entend par là.

Bolitho regarda les spectateurs :

— Major Craven, veuillez faire sortir vos hommes.

Les dragons quittèrent la pièce en rangs, les uns encore secoués par la scène à laquelle ils venaient d’assister, les autres déjà possédés par la soif de vengeance : ils venaient de perdre un des leurs. Il fallait appartenir à ce corps pour comprendre quelle solidarité l’animait, quelle loyauté.

Bolitho vit que son prisonnier commençait à comprendre. Un peu de bave lui coulait au coin de la bouche :

— Vous mentez ! Vous n’oserez jamais !

Mais quand Bolitho fit mine de s’éloigner, il cria plus fort encore :

— Ne me laissez pas !

L’aveugle s’avança à tâtons vers le prisonnier assis et par derrière, lui toucha les yeux avec douceur ; il fredonnait à mi-voix une ritournelle enfantine.

Le prisonnier recommença à hurler et à se débattre :

— Seigneur ! Mes yeux !

Bolitho ouvrit la porte, prêt à vomir. Puis arriva ce qu’il attendait :

— Je dirai tout ! Je dirai tout ! Emmenez-le, pour l’amour du Christ !

En deux enjambées, Bolitho traversa la pièce :

— Je veux les noms, je veux savoir tout ce que tu es le seul à connaître.

L’homme haletait comme s’il venait d’échapper à la noyade :

— J’ai senti ses griffes sur mes paupières.

— J’attends.

Bolitho avait posé la main sur l’épaule décharnée de l’aveugle qui leva vers lui sa tête bandée. En un sens, il avait eu sa vengeance ; peut-être n’en avait-il pas obtenu la satisfaction escomptée.

Ce fut un flot de renseignements, qu’ils écoutèrent ensemble. Le contrebandier aurait été capable de se montrer brave devant la corde, ou devant l’horreur d’une bataille navale, mais toute dignité le quittait à l’idée de tomber entre les mains de celui qu’il avait éborgné, puis rendu aveugle.

— On va t’enfermer dans une caserne, seul et sous bonne garde. Si un mot de ce que tu viens d’avouer est faux, je te donnerai cet aveugle comme compagnon de cellule.

Tendant le bras, il empoigna les cheveux du contrebandier et lui écrasa l’occiput contre le dossier de son siège :

— Regarde-moi, bon Dieu ! Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ?

La terreur décomposait le visage du prisonnier ; Bolitho sentait l’odeur infecte de sa sueur froide ; il conclut plus doucement :

— Tiens-le-toi pour dit !

Puis il sortit de la pièce et s’appuyant au mur, il leva les yeux vers les étoiles impassibles.

— Grâce à Dieu, fit Craven, je suis arrivé à temps.

— Certes !

Il regarda l’aveugle qui effleurait le museau d’un cheval :

— Cette nuit, nous lui devons beaucoup.

Bolitho le savait : la scène eût-elle duré quelques minutes de plus, il aurait vomi sur place.

— Et le gamin, où est-il ?

Le jeune Matthew s’était endormi en travers de la selle du dragon.

— Il est temps d’y aller, dit Craven. J’ai demandé des renforts avant mon départ. Je sentais que c’était ici que tout se passait. On n’a jamais pu obtenir l’autorisation de venir perquisitionner.

Il jeta lui aussi un coup d’œil vers le ciel.

— Un détachement d’une cinquantaine de cavaliers ou davantage a dû se mettre en route de Chatham. Mais ne prenons pas de risque.

On attachait le dragon mort en travers d’une selle vide.

— Est-ce que le jeu en vaut la chandelle, cette fois-ci ?

Il ôta son chapeau quand on emmena le cadavre.

— Je le crois, répondit Bolitho.

Il attendit. Le major allait ordonner qu’une monture fût mise à sa disposition :

— Vous aussi, vous avez fait beaucoup.

Et d’un ton résolu :

— Maintenant, à moi de jouer.

L’aveugle attendait près des chevaux ; Bolitho se pencha et lui toucha le bras :

— Tu nous accompagnes ?

Le vieillard secoua la tête :

— Si vous avez besoin de moi, Commandant, je ne suis pas loin.

La troupe se mit en marche et s’écarta des bâtiments, les prisonniers courant entre les chevaux. Le visage levé vers sa nuit perpétuelle, l’aveugle murmura :

— Il m’a appelé son ami…

Puis, tel un fantôme en haillons, il s’enfonça à son tour dans l’obscurité.

 

Toutes voiles dehors
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